White Room

19.02 — 29.03.2025

T H E P I L L ® is thrilled to present the Guadeloupean-French artist Jean-Charles Eustache’s first solo exhibition in Istanbul between 19 February — 29 March 2025. Titled “White Room”, the exhibition gathers the artist’s recent small-scale paintings, studies of color and light that unfold through variations and repetitions. Eustache’s works navigate the delicate balance between truth and fiction, containment and proliferation. Displayed in meticulously ordered grids, Eustache’s paintings evoke the quiet observation of the sunlight gliding over facades and windows, where nature meets architecture. In his meticulously crafted surfaces, the image of blind windows locked in by trompe-l’oeil frames, folds unto itself and unto architectures of abstraction. Rather than obstacles or limits to vision, blind windows and fragments of façades become spaces to explore chromatic modulations and the relationship between light and time. Eustache’s paintings are neither abstract nor figurative. His series of square-shaped studies of light, color, and architecture lend consistency to the passage of time as a natural event linked to sunlight. Executed in acrylic on wood, with meticulous care for surface and volume, structured in grids of pastel and muted color, they convey a visual intensity that invites prolonged contemplation and reflects the artist’s engagement with the fleeting nature of memory and visual perception.

In Jean-Charles Eustache’s own words, the origin of these paintings lie somewhere between a memory and a reverie: “It was summer. A crystalline blue embraced the sky. Through my bedroom window, I watched the sun’s slow progress on the walls of the building across the street. Shadows drifted lazily from one corner of the building to the other. As I watched this silent ballet, I was convinced that I was enjoying a privileged moment. I was at peace. I was reminded of Marcel Proust’s account of his impressions of the reflections on a wrought-iron balcony. He analyzes how this subtle play of light awakens in him a feeling of total fulfillment. Proust marvels at how the same motif revives deeply buried memories. Staring at this wall, I experienced a similar process. I was fully aware of the disturbing power of light on objects and on our memories. I was fully aware of an elastic temporality. This sense of time dilation led to a kind of availability and inner joy. In a way, it seemed as if long-forgotten places were resurfacing.”

 Affirming painting as a language distinct from everyday use, Eustache approaches his work with a precision and parsimony reminiscent of a mathematical formula. Reflecting the principles of seriality, he titles his works in distinct groups, identified by combinations of letters and numbers. “A” represents “Area,” where color unfolds as a field confined within trompe-l’oeil frames. “V” denotes “Volume,” evoking a tactile connection where seeing becomes akin to touching the world with one’s fingertips. “P” stands for “Piece,” while also referencing “Paysage” (landscape) or “Plot,” symbolizing a carved-out fragment of the natural world, defined by horizontal layers and horizon lines. Giving its title to the exhibition, WR stands for “White Room”, alluding to the White Cube—enclosed, abstract spaces designed for pure contemplation—or sensory deprivation rooms where introspection emerges in the absence of external stimuli.

La profondeur contemplative des oeuvres de Jean-Charles Eustache doit autant à l’extrême précision de ses couleurs qu’à la délicate pulsation qui en émane, issue de son admiration pour les fresques du Trecento et les enluminures médiévales, de son attachement profond pour l’oeuvre de Giorgio Morandi ou l’épure métaphysique des lignes et des grilles d’Agnes Martin. À peine plus grands que la main qui les a enfantés, les tableaux de Jean-Charles Eustache sont peints sur bois avec une attention extrême portée à la surface parfaitement mate, digne d’un primitif italien vouant une passion inconditionnelle à ses étendues. Ses peintures entretiennent une relation singulière au regard, à la manière dont un sujet s’inscrit, vibre, disparaît partiellement, se laisse circonscrire tout en s’échappant. Il y a, en apparence, deux moments au sein de son parcours, souvent assimilés un peu hâtivement à une période figurative suivie d’une seconde période au cours de laquelle il se serait tourné vers l’abstraction. Il y aurait ainsi un premier temps — jusqu’en 2014 — consacré à la représentation de souvenirs, à la remémoration des lieux et des paysages de Guadeloupe où il vécut ses années d’enfance avant d’être envoyé en métropole dans un institut pour mal-voyants. C’est là qu’advient sa vocation de peintre lorsqu’il découvre la reproduction d’une oeuvre de Francis Bacon au mur du réfectoire ou qu’il voit des oeuvres imprimées dans les livres scolaires. Puis il y aurait, depuis 2015, une seconde période, marquée par un changement notable où la figuration se serait mise en retrait au profit de peintures supposément abstraites constituées de grilles, d’aplats colorés, de trompe-l’oeil ou de tableaux en volume sculptés en plâtre. Pourtant, ces oeuvres ne sont ni figuratives ni abstraits et quand elles composent des grilles, elles rendent compte d’un temps dédié à l’observation de murs ou de façades caressées par la lumière du soleil en mouvement, écrans pour la lumière solaire et ses ombres, ses clairs-obscurs profonds, ses contre-jours exaltant les aspérités granuleuses en patine délicate.

 

Jean-Charles Eustache précise l’origine de ces peintures dans un texte d’une grande sensibilité : « C’était l’été. Un bleu cristallin embrassait tout le ciel. J’observais, par la fenêtre de ma chambre, la lente évolution du soleil sur les murs de l’immeuble d’en face. Les ombres dérivaient paresseusement d’un angle à l’autre du bâtiment. Alors que j’assistais à ce silencieux ballet, j’avais la conviction que je jouissais d’un instant privilégié. J’étais en paix. Il me revint à l’esprit ce passage où Marcel Proust relate ses impressions à la vue des reflets d’un balcon en fer forgé. Il analyse comment ce subtil jeu de lumière éveille en lui un sentiment de totale plénitude. Proust s’émerveille de ce que ce même motif ravive chez lui des souvenirs profondément enfouis. En fixant ce pan de mur, j’expérimentais un processus analogue. Je prenais toute la mesure du troublant pouvoir qu’exerçait la lumière sur les objets, comme sur notre mémoire. J’avais pleinement conscience d’une temporalité élastique. Cette sensation de dilatation du temps m’amenait à une forme de disponibilité, de joie intérieure. D’une certaine manière, il me semblait que des lieux longtemps oubliés refaisaient surface. » La lumière rasante a révélé le mur, faisant vibrer les tons de gris sous les variations des grains de lumière en suspension drainant dans leur sillage des particules de souvenirs et de mélancolie. Face à ses peintures on songe — dans un désordre anachronique qui est celui de notre mémoire associative — aux manuscrits enluminés de Raban Maur structurés autour du signe de la croix (Louange à la sainte croix, vers 847), aux structures compartimentées des voûtes de Saint-François d’Assise (vers 1295), aux murs préparés à la chaux et au marbre pilé avant d’être peints par Giotto ; on se remémore la tunique de Marie dans l’Annonciation de Fra Angelico (1426) dont les tons se déclinent en d’infimes variations de bleus, de roses, de parme, saturant et désaturant l’oeil de la clarté de l’air à la pénombre du jour finissant dans un vertige de ciel d’azur…

 

La peinture de Jean-Charles Eustache est une expérience de la proximité, du détail, de la fragilité. Il évoque une « question de mesure et de fragmentation, de répétition et de variation, de recouvrement et d’emboîtement, de temporalité par l’écart entre différents éléments, de l’organisation des pleins et des vides, du jeu des ombres et de la lumière. » La peinture n’est pas une image, le rappeler n’est pas inutile car la beauté ne naît pas des images mais de la surface, de la profondeur, de la lumière, du récit d’un regard. C’est sans doute la raison pour laquelle il est si beau de regarder ses oeuvres qui s’emploient à mettre les images par-dessus bord, à bâtir les radeaux de fortune du regard, à refaire surface. Jean-Charles Eustache est peintre et ne produit aucune image. Se pose, comme souvent dans les peintures du peu et du retrait, la question des titres et des nomenclatures qui classent les oeuvres en familles, dans une sobriété qui ne fait que réaffirmer la peinture comme langage échappant au langage commun des mots. « A » — comme Abstrait — réunit les miniatures composées de grilles, de cadres en trompe l’oeil. Mais, aussi A comme Apparaître, A comme Avènement. Ces peintures ne sont pas des abstractions, comme en témoignent leurs cadres en trompe-l’oeil. La lumière s’y dépose,  portant les ombres sur les rebords, délicate et inoubliable. Les surfaces révèlent un sens de la couleur, une capacité à fonder un espace intime et sensible avec peu qui n’est pas rien, un peu de sensation en expansion, un récit de regard sans narration. La durée s’est étirée à mesure que se délitait la flamboyance du soleil vers ses derniers vacillements de bougeoir. La lumière et ses modulations ont lentement révélé les reliefs et les creux de la pierre, donnant une consistance de craie à la surface, aux heures, et à l’insaisissable extinction du jour, faisant éclore l’imperceptible bleuissement de la pierre, effaçant peu à peu son léger rose églantine pour se teinter d’une couleur vespérale. « P » — comme Piece —, « pièce », partie détachée d’un tout, parcelle d’un ensemble plus vaste. Mais aussi P comme Peinture, Paysage, Place… Le regard se projette au-delà des bandes colorées, jusqu’à la mer, reculée au loin en marée basse, contemplée depuis le parapet en pierre d’une promenade de cité balnéaire, la mer aux couleurs d’huître, irisée de reflets nacrés, teintée de bleu grisâtre ou de vert limoneux, étale sous un ciel bas. « WR » — pour « White Room », chambres blanches s’opposant sans doute aux chambres noires de la révélation photographique mais que l’on pourrait aussi comparer dans leur composition aux salles anéchoïques de silence absolu, lieux d’écarquillement, de contemplation et d’ascèse du regard. « V », comme Volume — ensemble de petites sculptures murales en plâtre que l’on doit néanmoins voir comme des tableaux — des tableaux ouverts à l’effleurement du bout des doigts pour en augmenter la vision. Dès lors, V comme Vision, menant à V comme Vibration lorsque leur blancheur s’accompagne parfois d’un mot accompagnant leur titre (Land, Realm, Rain, Sand and salt, Forest) pour donner un sens aux reliefs affleurants et silencieux comme une surface de Braille.

 

Jean-Charles Vergne