Car le temps est proche
Commissariat : Jean-Charles Vergne
La peinture n’est pas une image, le rappeler n’est pas inutile car la peinture ne naît pas des images mais de la surface, de la profondeur, de la lumière, du récit d’un regard. Les images ont une surface mais leur surface s’abîme comme un navire au fond d’un océan. Nous sommes des marins impuissants sous un déluge d’images, nous ne voyons plus les vagues et cherchons en vain le ressac et la houle alors que nous sommes déjà noyés au fond des eaux. C’est sans doute la raison pour laquelle il est difficile de regarder les oeuvres qui s’emploient à mettre les images par-dessus bord, à bâtir les radeaux de fortune de notre regard, à refaire surface. Jean-Charles Eustache est peintre et, en tant que tel, ne produit aucune image. Ses peintures, à peine plus grandes que la main qui les a enfantées, offrent leur surface lisse et absolument mate, absolument profonde, digne d’un primitif italien vouant un amour inconditionnel à ses étendues. Qu’ils représentent des situations empruntées au monde visible, qu’ils soient composés par des grilles orthonormées ou qu’ils se replient sur l’intensité d’une teinte contenue dans un cadre illusionniste, ses tableaux ne sont ni figuratifs ni abstraits – à considérer qu’une telle dichotomie puisse valoir la peine d’être débattue.
Les tableaux « figuratifs » – appelons-les ainsi par commodité – sont des visions inspirées de souvenirs et de rêves entêtants ou empruntées au champ de la littérature apocalyptique, aux annonciations sombres et aux révélations épiphaniques qui frappent enfants et bergers dans les récits religieux. Cieux consumés par des embrasements faibles, monts prodigieux surplombant une contrée désolée, soulèvements telluriques vers le firmament, arches obscures ceinturant les frondaisons impies de provinces maudites : les sujets ne sont finalement que les signes de l’inexistence de ces images dans le monde. Ces visions hallucinées ne vibrent que d’un hypothétique réel et dévoilent la falsification
des images dont elles sont les récipiendaires. Elles s’offrent au regard tels des spectres – fantômes et couleurs – daignant se livrer à celles et ceux dont les yeux savent lire entre les lignes de brume des nuits de lune gibbeuse.
Simultanément, des tableaux de formats identiques sont composés par une teinte monochrome dont l’aplat est contenu à l’intérieur d’un cadre en trompe-l’oeil. La beauté de ces miniatures est fascinante : je songe à Giotto, à Fra Angelico, au rose de Piero della Francesca, au bleu de Jean Fouquet, au noir de Manet. Je songe à la tactilité des fresques décoratives géométriques en grisaille de la Villa Poppaea, près de Naples, au Ier siècle. Ces peintures ne sont pas des tableaux abstraits : la lumière s’y dépose, zénithale ou projetée depuis le coin supérieur gauche, portant les ombres sur
les rebords, délicate et inoubliable comme la lumière de Giorgio Morandi. Ces surfaces révèlent un sens de la couleur, une capacité à fonder un espace intime et sensible avec peu, un peu qui n’est pas rien, un peu capable d’épancher la sensation, de concentrer le récit du regard sans la moindre narration. À l’identique, quand les tableaux composent des grilles méticuleusement ordonnées, Jean-Charles Eustache rend compte d’un temps dédié à l’observation de murs et de façades caressés par la lumière du soleil. La durée s’est étirée à mesure que se délitait la flamboyance du soleil vers ses derniers vacillements de bougeoir. La lumière et ses modulations ont lentement révélé les reliefs et les creux de la pierre, donnant une consistance de craie à la surface, aux heures et à l’insaisissable extinction du jour, faisant éclore l’imperceptible bleuissement de la surface de pierre effaçant peu à peu son léger rose églantine pour se teinter d’une couleur vespérale.
Jean-Charles Vergne