« Fermata »
« C’était l’été. Un bleu cristallin embrassait tout le ciel. J’observais, par la fenêtre de ma chambre, la lente évolution du soleil sur les murs de l’immeuble d’en face. Les ombres dérivaient paresseusement d’un angle à l’autre du bâtiment. Alors que j’assistais à ce silencieux ballet, j’avais la conviction que je jouissais d’un instant privilégié. J’étais en paix.
Il me revint à l’esprit ce passage du « Contre Sainte Beuve » où Marcel Proust relate ses impressions à la vue des reflets d’un balcon en fer forgé. L’auteur nous y dépeint une expérience tout à fait singulière. Il analyse comment ce subtile jeu de lumière éveille en lui un sentiment de total plénitude. Proust s’émerveille de ce que ce même motif ravive chez lui des souvenirs profondément enfouis.
En fixant ce pan de mur, j’expérimentais un processus analogue. Je prenais toute la mesure du troublant pouvoir qu’exerçait la lumière sur les objets, comme sur notre mémoire.
J’avais pleinement conscience d’une temporalité élastique. Cette sensation de dilatation du temps m’amenait à une forme de disponibilité, de joie intérieure, de cet état de « repos » auquel fait, sans doute, allusion Agnes Martin*. D’une certaine manière, il me semblait que des lieux longtemps oubliés refaisaient surface.
Je ne pense pas que l’on puisse atteindre ce degré d’éveil sur commande. En effet, cela diffère du plaisir que l’on peut se procurer en dégustant une tasse de thé ou en regardant une série télévisée. Néanmoins, s’il nous est difficile d’atteindre cet état de grâce par l’unique volonté, il me semble que nous pouvons mettre en œuvre les conditions favorables à son surgissement.
Le silence est une des conditions préalables.
Le silence harmoniquement organisé en est une autre. Mais que ce soit dans l’un ou l’autre de ces deux cas, je remarque que notre faculté d’attention agit comme un tamis sur nos émotions. Elle nous aide à faire taire la foule des pensées parasites. Nous devenons réceptifs à tout ce qui nous entoure.
Par exemple, l’attention qu’exige l’écoute des sonates en trio pour orgue de Bach est fort salutaire. En exerçant sa concentration sur au moins une des lignes mélodiques de la partition, il arrive que nous accédions, par degrés, à ce phénomène de dilatation dont je parlais plus haut. En cela, Jean-Sébastien Bach propose, selon moi, d’assez pertinentes pistes de réflexion pour la peinture. Son obsession de l’écriture contrapuntique s’apparente peut être à cette autre obsession dont parle Vasari au sujet de Paolo Uccelo ou de Pierro della Francesca pour la perspective.
Pour réaliser ces derniers travaux je me suis inspiré de manière intuitive de quelques caractéristiques que la musique et l’architecture semblent partager. Aussi, est-il question de mesure et de fragmentation, de répétition et de variation, de recouvrement et d’emboitement, de temporalité par l’écart entre différents éléments, de l’organisation des pleins et des vides, du jeu des ombres et de la lumière.
J’ai réduit la gamme chromatique des peintures sur panneaux de bois, tout comme j’ai choisi une forme proche du carré pour les reliefs en plâtre, afin de suggérer au regardeur une idée de musicalité.
Pour ce qui est du titre de cette exposition, le terme fermata correspond au signe musical du point d’orgue***. J’aime l’idée que ce symbole accorde à un interprète une liberté d’interprétation d’une durée, que ce lapse de temps soit audible ou pas. »
Jean-Charles Eustache, 2016
* « La grande ruse dans la vie, c’est de trouver le repos. » Agnes Martin – La Perfection inhérente à la vie. Ed. Les éditons Beaux-arts de Paris.
** Marcel Proust « Contre Sainte-Beuve » Chap. 6.
*** « POINT D’ORGUE : prolongation de la durée d’une note ou d’un silence laissée à l’appréciation de l’exécutant : signe noté ( ), qui, placé au-dessus d’une note ou d’un silence, marque ce temps d’arrêt. » définition du Petit Robert.